7 oct. 2007

chapitre de suggestions

Dans la vie de chaque homme, il survient au moins une époque où l’esprit semble un court moment se détacher du corps, et, s’élevant au-dessus des préoccupations mortelles, au point d’en avoir une vue compréhensive et générale, apporte en toutes circonstances une appréciation de son humanité, aussi exacte que possible, à cet esprit particulier. L’âme ici se sépare de sa propre idiosyncrasie ou individualité, et considère son être non plus comme sa possession exclusive, mais également comme une portion de l’être universel. Toutes les bonnes résolutions importantes que nous prenons – toutes les régénérations du caractère, marquées dans un sursaut – n’interviennent qu’à de telles crises de la vie. Et c’est ainsi notre sentiment du moi trop aigu qui nous rabaisse et nous conserve au rang d’êtres déchus [1].

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Qu’il y ait une injustice à ne pas considérer l’imagination comme la reine des facultés mentales, c’est ce que prouve la conscience aiguë qu’a l’homme imaginatif du fait que ladite faculté conduit souvent son âme jusqu’à l’aperçu de choses surnaturelles et éternelles – jusqu’à l’extrême limite des grands secrets. En effet, il arrive à sentir par moments les parfums diffus et à entendre les mélodies d’un monde plus heureux. Quelques-unes des connaissances les plus profondes – peut-être toutes les connaissances très profondes – ont été le fruit d’une imagination hautement stimulée. Les grands intellects devinent avec justesse. Les lois de Kepler ont été, de son propre aveu, devinées [2].

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La perception intuitive, apparemment fortuite, par laquelle nous accédons bien souvent à la connaissance, au moment où la raison faiblit, abdiquant tout effort, est assez semblable au coup d’œil jeté furtivement vers une étoile, par lequel nous la voyons plus clairement que si nous dirigions notre point de vue en plein sur elle ; ou bien encore, à la façon dont nous gardons les yeux mi-clos, à la vue d’un gazon, pour en apprécier plus pleinement l’intensité du vert [3].


Edgar Allan Poe, décembre 1844.

Extrait de Marginalia, ouvrage déjà cité ici (Allia, trad. et notes L. Menasché)

[1] Le même sujet est traité par Poe dans quelques nouvelles somnambuliques : Révélation magnétique, La Vérité sur le cas de M. Valdemar, et surtout Colloque entre Monos et Una. Son poème Pour Annie s’inscrit dans une veine comparable.
[2] Johannes Kepler (1571-1630), astronome allemand. L’idée est chère à Poe et sera reprise dans Eurêka.
[3] Cette idée figure, avec quelques modifications, dans Le Double Assassinat dans la rue Morgue ; et sera plus amplement développée dans Colloque entre Monos et Una.

image : Claude Pélieu - Fat Slut Blues (collage-transfert)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Tu permets ? j'en rajoute une !

"Un homme précis et clair , dans la conversation ou la composition , jouit conséquemment d’un très gros avantage , plus particulièrement en matière de logique . Lorsqu’il fait une démonstration, la personne à qui il s’adresse , puisqu’elle le comprend avec exactitude , pour cette raison et bien souvent pour cette raison seule , s’accorde avec lui . Peu d’esprits , en réalité , peuvent immédiatement saisir la distinction qui existe entre la compréhension d’une proposition et l’approbation raisonnée du contenu même de cette proposition .
Etant satisfait d’avoir compris , nous nous en réjouissons couramment au point de trouver naturel d’acquiescer .Les auteurs limpides peuvent ainsi se livrer durablement à de purs sophismes sans qu’on s’en aperçoive jamais..."
J'enlèverai volontiers la dernière phrase qui attibue une connatation négative car calculatrice à la limpidité d'expression ...

La "perception intuitive" , "l'imagination comme reine des facultés mentales" , "l'âme s'élevant au dessus des préoccupations mortelles " ...
je comprends pourquoi les textes de Poe intéressent tant les psychiatres ...
il faut que j'en reparle avec mon ami qui en a fait sa thèse ...
je comprends aussi que je ne serai jamais autodidacte : je n'étais même pas parvenue jusqu'à ce chapitre !
et ça me donne des idées...

Anonyme a dit…

euh ....
le blog est en pleine crise ?
chouette , alors !
grain de sel
...si ça se trouve, moi aussi , j'y suis en pleine crise ?

DE CES NOTES PRISES DANS LES MARGES DES LIVRES ET D'AUTRES CHOSES ENCORE...