« Quelque Français, peut-être Montaigne, a dit : "Les gens parlent de penser ; mais quant à moi, je ne pense jamais, sinon lorsque je m’assieds pour écrire." C’est cette absence de pensée, à moins qu’on ne se soit installé pour écrire, qui est la cause de tant d’ouvrage indifférents. Cependant, l’observation du français a peut-être plus de sens qu’il ne nous semble à première vue. Il est certain que le seul acte de rédiger participe hautement à rendre la pensée plus logique. Chaque fois qu’en raison de son vague, je ne suis pas pleinement satisfait d’une conception de mon esprit, je recours à la plume afin d’obtenir grâce à elle toute la forme, l’enchaînement et la précision nécessaires.
Quoi de plus fréquent que d’entendre dire, de telle ou telle pensée, qu’elle dépasse la sphère des mots ! Je ne crois pas qu’aucune pensée – aucune pensée vraiment digne de ce nom – puisse être hors de la portée du langage. J’estime plutôt que là où l’on rencontre une difficulté pour s’exprimer, il y a un défaut de réflexion ou de méthode de l’intellect qui la ressent. Pour ma part, je n’ai jamais eu la moindre pensée qu’il ne m’ait été possible de mettre en mots sans lui imprimer plus de netteté. Comme je l’ai déjà fait remarquer, la pensée devient plus logique à travers l’effort de son expression par écrit.
Il y a toutefois une classe de fantaisies d’une extrême délicatesse, qui ne sont point des pensées et pour lesquelles, jusqu’à présent, j’ai trouvé absolument impossible d’adapter le langage. J’emploie le mot fantaisies au hasard, et simplement parce qu’il faut employer quelque vocable ; mais l’idée couramment associée à ce terme n’est pas, même grossièrement, applicable aux ombres d’ombres dont il est ici question. Elle me paraissent plutôt psychiques qu’intellectuelles. Elles ne se produisent dans notre âme (hélas combien rarement !) qu’aux périodes de la plus profonde tranquillité ; quand nous sommes en parfaite condition physique et mentale ; et seulement à ces points de la durée où les confins du monde onirique se mélangent avec ceux du monde de la veille. Je n’ai la notion de ces rêveries que lorsque je me trouve à la lisière du sommeil, tout en ayant conscience de mon état. J’ai pu vérifier que cette condition ne se produit qu’au cours d’une imperceptible fraction de temps, alors que pour avoir véritablement une pensée, un certain prolongement dans la durée demeure nécessaire ; mais cela n’empêche pas que ces "ombres d’ombres" y foisonnent.
Ces "fantaisies" s’accompagnent d’une extase délicieuse, aussi éloignée des plus grandes jouissances du monde de la veille ou des songes que le Ciel de la théologie nordique est éloigné de son Enfer. Je considère ces visions, alors même qu’elles se produisent, avec une sorte d’appréhension qui parvient, dans une certaine mesure, à modérer ou à calmer mon extase. Je les considère ainsi par la conviction (qui fait elle-même partie de mon extase) que cette jouissance est en soi d’un caractère supérieur à la nature humaine, qu’elle est comme un coup d’œil jeté sur le monde des esprits. Et j’arrive à cette conclusion – si toutefois ce terme est applicable à une intuition spontanée – parce que j’ai la perception, en éprouvant pareilles délices, d’un élément d’une absolue nouveauté. Je dis absolue car dans ces fantaisies – permettez-moi de les appeler maintenant impressions psychiques – on ne trouve vraiment rien qui ait, même approximativement, le caractère des impressions ordinaires. Tout se passe, en fait, comme si les cinq sens étaient supplantés par cinq myriades d’autres sens, étrangers à la condition mortelle.
Cependant ma foi dans la puissance de la parole est si entière que j’ai cru, par moments, possible de fixer jusqu’à l’évanescence des fantaisies que je viens d’évoquer. Dans les expériences que j’ai faites en ce sens, je suis allé suffisamment loin, pourvu que ma santé physique et mentale fût satisfaisante, pour contrôler leur apparition ; c’est-à-dire que je puis désormais m’assurer, à moins d’être malade, que cette condition se produira si je le souhaite, au moment déjà décrit, tandis que naguère encore je ne pouvais jamais en être certain. J’entends par là que je puis être sûr, quand toutes les circonstances sont favorables, de la venue de cet état ; et que je me sens capable de la provoquer ou de la contraindre à se produire. Mais les circonstances favorables n’en sont pas moins rares, autrement j’aurais déjà contraint les cieux à descendre sur terre. Je me suis appliqué ensuite à empêcher le glissement du point dont j’ai parlé – le point de fusion entre le rêve et la veille – à empêcher, dis-je, selon mon gré, le glissement depuis cette zone frontière jusqu’à l’empire du sommeil. Non pas que je puisse prolonger cet état, ni faire de ce point quelque chose de plus qu’un point ; mais je puis à volonté rebondir de ce point à la veille ; et ainsi transporter ce point lui-même dans le royaume de la mémoire ; en recueillir les impressions – ou plus exactement, le souvenir de ces impressions – de manière à les examiner, quoique pendant un temps infime, avec l’œil de l’analyste.
C’est pourquoi, ayant accompli de tels progrès, je ne désespère pas de mettre en mots une part suffisante de ces fantaisies, afin de donner à certaines catégories d’intellects une vague idée de leur nature. De ce que j’avance, on ne doit pas conclure que les fantaisies ou les impressions psychiques auxquelles je me réfère n’appartiennent qu’à moi seul – bref, qu’elles ne sont pas communes à tous les mortels ; car sur ce point, il m’est absolument impossible de former une opinion. Mais on peut tenir pour certain qu’une notation, même partielle, de ces impressions bouleverserait l’intelligence universelle de l’humanité, par la suprême nouveauté de leur contenu et des suggestions qui en découleraient. En un mot, si je devais jamais écrire un article à ce sujet, le monde serait obligé de reconnaître qu’enfin j’ai fait une œuvre originale. »
Quoi de plus fréquent que d’entendre dire, de telle ou telle pensée, qu’elle dépasse la sphère des mots ! Je ne crois pas qu’aucune pensée – aucune pensée vraiment digne de ce nom – puisse être hors de la portée du langage. J’estime plutôt que là où l’on rencontre une difficulté pour s’exprimer, il y a un défaut de réflexion ou de méthode de l’intellect qui la ressent. Pour ma part, je n’ai jamais eu la moindre pensée qu’il ne m’ait été possible de mettre en mots sans lui imprimer plus de netteté. Comme je l’ai déjà fait remarquer, la pensée devient plus logique à travers l’effort de son expression par écrit.
Il y a toutefois une classe de fantaisies d’une extrême délicatesse, qui ne sont point des pensées et pour lesquelles, jusqu’à présent, j’ai trouvé absolument impossible d’adapter le langage. J’emploie le mot fantaisies au hasard, et simplement parce qu’il faut employer quelque vocable ; mais l’idée couramment associée à ce terme n’est pas, même grossièrement, applicable aux ombres d’ombres dont il est ici question. Elle me paraissent plutôt psychiques qu’intellectuelles. Elles ne se produisent dans notre âme (hélas combien rarement !) qu’aux périodes de la plus profonde tranquillité ; quand nous sommes en parfaite condition physique et mentale ; et seulement à ces points de la durée où les confins du monde onirique se mélangent avec ceux du monde de la veille. Je n’ai la notion de ces rêveries que lorsque je me trouve à la lisière du sommeil, tout en ayant conscience de mon état. J’ai pu vérifier que cette condition ne se produit qu’au cours d’une imperceptible fraction de temps, alors que pour avoir véritablement une pensée, un certain prolongement dans la durée demeure nécessaire ; mais cela n’empêche pas que ces "ombres d’ombres" y foisonnent.
Ces "fantaisies" s’accompagnent d’une extase délicieuse, aussi éloignée des plus grandes jouissances du monde de la veille ou des songes que le Ciel de la théologie nordique est éloigné de son Enfer. Je considère ces visions, alors même qu’elles se produisent, avec une sorte d’appréhension qui parvient, dans une certaine mesure, à modérer ou à calmer mon extase. Je les considère ainsi par la conviction (qui fait elle-même partie de mon extase) que cette jouissance est en soi d’un caractère supérieur à la nature humaine, qu’elle est comme un coup d’œil jeté sur le monde des esprits. Et j’arrive à cette conclusion – si toutefois ce terme est applicable à une intuition spontanée – parce que j’ai la perception, en éprouvant pareilles délices, d’un élément d’une absolue nouveauté. Je dis absolue car dans ces fantaisies – permettez-moi de les appeler maintenant impressions psychiques – on ne trouve vraiment rien qui ait, même approximativement, le caractère des impressions ordinaires. Tout se passe, en fait, comme si les cinq sens étaient supplantés par cinq myriades d’autres sens, étrangers à la condition mortelle.
Cependant ma foi dans la puissance de la parole est si entière que j’ai cru, par moments, possible de fixer jusqu’à l’évanescence des fantaisies que je viens d’évoquer. Dans les expériences que j’ai faites en ce sens, je suis allé suffisamment loin, pourvu que ma santé physique et mentale fût satisfaisante, pour contrôler leur apparition ; c’est-à-dire que je puis désormais m’assurer, à moins d’être malade, que cette condition se produira si je le souhaite, au moment déjà décrit, tandis que naguère encore je ne pouvais jamais en être certain. J’entends par là que je puis être sûr, quand toutes les circonstances sont favorables, de la venue de cet état ; et que je me sens capable de la provoquer ou de la contraindre à se produire. Mais les circonstances favorables n’en sont pas moins rares, autrement j’aurais déjà contraint les cieux à descendre sur terre. Je me suis appliqué ensuite à empêcher le glissement du point dont j’ai parlé – le point de fusion entre le rêve et la veille – à empêcher, dis-je, selon mon gré, le glissement depuis cette zone frontière jusqu’à l’empire du sommeil. Non pas que je puisse prolonger cet état, ni faire de ce point quelque chose de plus qu’un point ; mais je puis à volonté rebondir de ce point à la veille ; et ainsi transporter ce point lui-même dans le royaume de la mémoire ; en recueillir les impressions – ou plus exactement, le souvenir de ces impressions – de manière à les examiner, quoique pendant un temps infime, avec l’œil de l’analyste.
C’est pourquoi, ayant accompli de tels progrès, je ne désespère pas de mettre en mots une part suffisante de ces fantaisies, afin de donner à certaines catégories d’intellects une vague idée de leur nature. De ce que j’avance, on ne doit pas conclure que les fantaisies ou les impressions psychiques auxquelles je me réfère n’appartiennent qu’à moi seul – bref, qu’elles ne sont pas communes à tous les mortels ; car sur ce point, il m’est absolument impossible de former une opinion. Mais on peut tenir pour certain qu’une notation, même partielle, de ces impressions bouleverserait l’intelligence universelle de l’humanité, par la suprême nouveauté de leur contenu et des suggestions qui en découleraient. En un mot, si je devais jamais écrire un article à ce sujet, le monde serait obligé de reconnaître qu’enfin j’ai fait une œuvre originale. »
Edgar Allan Poe
Extrait de Marginalia, recueil de textes publiés dans plusieurs revues nord-américaines de 1844 à 1849, soit pendant les dernières années de la vie de Poe. (un choix - d'où sont tirées ces quelques lignes - vient d'être réédité chez Allia, trad. L. Menasché)
Photos: Afrique équatoriale entre 1875 et 1890, BNF
3 commentaires:
Etonnant ...vraiment !
Ce texte vient à point pour compléter ou illustrer les propos de Nerval ..
C'est tout à fait plaisant de lire dans la foulée un texte aussi explicite et pertinent , proche de réflexions faites juste un peu auparavant sur le même sujet ;
Et ça en est même amusant !
Ce moment singulier m' a toujours intriguée, fascinée-presque avec la sensation d'une acuité perceptive accrue, d'une perspicacité décuplée, d'un moment privilégiée qui me donnait accès à des zones intrigantes de ma personne ..
Fût un temps, j'avais même pris l'habitude de garder sur ma table de nuit de quoi coucher sur le papier ces pensées fugitives , espèrant un instant d'éveil qui me permettrait de le faire!
Grain de sel
.
oui, ces moments sont très très particuliers et l'on peut presque avoir l'impression que quelqu'un d'autre s'exprime à notre place. Les surréalistes, dès le début des années 20, ont écrit un certain nombre de textes théoriques sur le sujet, qu'ils exploraient aussi en pratique et très (trop?) systématiquement (c'est l'époque des "sommeils", Desnos était le meilleur dans ces jeux-là, voir les textes de Rrose Sélavy, en écho aux aphorismes de Duchamp).
petite note qui n'a rien à voir, à propos du titre de ce blog, qui est aussi celui du recueil de Poe: c'est déjà le titre que je pensais donner à mon bouquin (finalement ce fut "Vestiaire"), vers 98-99, époque de sa gestation. C'est donc un nom qui me trottait dans la tête depuis un moment...
A ce propos, Emmanuelle m'a dit :
En terme psychanalytique , ces impressions psychiques s'appellent des illusions hypnagogiques ;
ce sont des illusions génératrices de plaisir ;
Mais il est nécessaire de "lâcher prise" sur notre conscient , sur la réalité pour que surgissent ces illusions et donc ce plaisir;
mais on ne peut retenir cet instant parce que ce "lâcher prise" provoque aussi l'endormissement ;
Un thèse énoncée dans l'origine de l'insomnie comme élément de dépression , est l'anhédonisme ( le refus du plaisir ) :
seul le refus du plaisir des illusions hypnagogiques empêcherait d'accéder au sommeil ...
Je n'ai pas entendu que cela puisse concerner tous les types d' insomnies ...
Les illusions en phase de réveil s'appellent les illusions hypnopompiques ;
Les écrits d' Edgar Poe ont donné lieu à des études analytiques nombreuses,
je vais lire de ce pas " La lettre volée "
Sur ce, bonne nuit !
grain de sel
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