25 mai 2007

«Nous ne pouvons rester silencieux»

Signalons et saluons ici la démission de Gérard Noiriel, avec 7 autres chercheurs (sur 12 au total), du comité d'histoire de la future Cité nationale de l'histoire de l'immigration (CNHI).

Entretien paru dans Libé d'hier, extraits:

Gérard Noiriel explique sa décision de quitter la future Cité de l'histoire de l'immigration.

«Nous ne pouvons rester silencieux»

«Pendant la campagne électorale, nous avons fait savoir publiquement que l'intitulé d'un ministère avec côte à côte les mots «immigration» et «identité nationale» n'était pas tolérable. Par notre expérience et nos travaux, nous savons que cette association a été mise en circulation en France d'abord par le Club de l'Horloge et le Grece (Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne)[ deux officines d'extrême droite, ndlr], et diffusée par le Front national. Dans un ouvrage que j'ai publié chez Fayard (1), je montre le rôle majeur des mots ­ plus que des idées ou des arguments ­ dans la construction des stéréotypes sur l'immigration. Ce label associant immigration et identité nationale charrie des représentations négatives. Désormais, tout le monde va prononcer quotidiennement le nom de ce ministère, et ce qui auparavant ne s'entendait que dans la bouche des gens d'extrême droite va être complètement banalisé. Si on ne casse pas ces réflexes, il ne faut pas s'étonner, comme le montre la dernière enquête de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), que 50 % des Français pensent qu'il y a trop d'étrangers dans ce pays !

[...] pendant la campagne de la présidentielle, on a vu resurgir le vieux vocabulaire du mépris et de l'intolérance à l'égard des immigrés.

[...] Nous savons pertinemment que, dans notre société, le point de vue des scientifiques ne pèse pas lourd dans les décisions politiques. Notre seul souci a toujours été d'assumer nos responsabilités de chercheurs impliqués dans la défense d'une cause civique, mais en toute indépendance d'esprit. C'est la raison pour laquelle au moment des violences urbaines de 2005, nous avions rédigé un texte, paru dans Le Monde, pour dire que les dirigeants politiques ne devaient pas employer des termes qui blessent, comme «racaille» , mot qui fait partie d'un vocabulaire extrêmement connoté historiquement et politiquement. Pendant la campagne électorale, plusieurs d'entre nous ont dit publiquement qu'ils ne pourraient pas rester silencieux si un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale était créé. Dans les jours qui ont précédé la constitution du gouvernement, nous avons alerté les autorités sur nos intentions. Mais nous n'avons pas été entendus.»

(1) Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècles). Discours publics, humiliations privées, Fayard 2007.

et aussi:

Une Cité minée par les démissions


A lire également:

LETTRE OUVERTE AU MINISTRE DE L'IMMIGRATION...

par ACAT France, ADDE, Amnesty International, ANAFÉ, CIMADE, GISTI, LDH, MRAP, SAF, Syndicat de la Magistrature

1 commentaire:

edgar a dit…

A propos de Noiriel et de son travail.

Je reprends ici quelques notes prises début 2006, alors que j’étais en train de lire « Etat, nation et immigration » (2001, folio histoire). Cette lecture pleine d’enseignements m’avait entre autres conforté dans l’idée que, au regard de l’histoire, la sarko-lepénisation des esprits n’était pas chose nouvelle et que c’était même un vieux fond de commerce :


« Les statistiques données par le ministère de l’Intérieur indiquent que dix-huit millions de Français entre 1880 et 1980 sont des descendants d’immigrants à la première, deuxième ou troisième génération. Plus du tiers de la population française actuelle est donc d’origine non française ». M. Tibon-Cornillot, « Le défi de l’immigration maghrébine », 1984.

Après cette citation, Noiriel ajoute : « Avec les Etats-Unis et le Canada, la France est le pays industrialisé dont la population doit le plus à l’immigration ». Puis il se livre notamment à une très bonne étude du marché de l’emploi. On apprend ou confirme par exemple :

- que l’introduction massive de main d’œuvre ouvrière étrangère en France (« ... un problème majeur du capitalisme français depuis la fin du XIXe siècle est celui du déficit chronique de main d’œuvre ouvrière dans toutes les périodes de forte expansion.») a permis à la paysannerie, le plus longtemps possible c'est-à-dire au moins jusque dans les années 50, d’échapper à l’exode rural et à la prolétarisation, et à conserver la petite propriété rurale.

- que dans l’industrie lourde, là où les ouvriers étrangers sont les plus nombreux, la reprise du recrutement en provenance de l’étranger, notamment en provenance du Maghreb après la Seconde GM, a permis à la génération ouvrière de 1920 (déjà issue pour partie de l’immigration) d’accéder aux postes d’ouvriers qualifiés et de laisser les postes d’OS aux nouveaux arrivants.

- que si les ouvriers français ont bénéficié de l’ampleur de l’immigration, elle a bien entendu surtout servi les chefs d’entreprise : introduction d’une force de travail adulte immédiatement productive dont l’éducation (mise au monde, entretien, instruction, apprentissage, etc.) n’a absolument rien coûté à la société. En période de crise, on peut également renvoyer massivement sans avoir à toucher aux caisses de chômage. Et : « Plus généralement, comme des études récentes l’ont montré à propos de la Sécurité sociale, l’emploi de travailleurs immigrés permet d’importantes économies sur d’autres aspects du sursalaire, assurances sociales et retraites, en particulier. C’est aussi grâce à l’immigration massive que les patrons français ont pu maintenir des taux de salaires souvent très bas, les plaçant en position avantageuse par rapport à leurs concurrents étrangers ».

- autre avantage, de poids : « pouvoir déplacer, orienter, modeler cette partie de la main d’œuvre en fonction des besoins », ce qu’il n’était pas possible de faire avec les travailleurs français, plus protégés. En effet : « ... en France, la plus grande partie des travailleurs étrangers introduits dans le pays n’a pas la possibilité de se déplacer à sa guise ; elle est au contraire étroitement canalisée en fonction des besoins de l’industrie lourde par tout un arsenal de mesures qui vont du contrat de travail négocié dans le pays d’origine ou à la frontière, jusqu’au règlements de police contrôlant les moindres faits et gestes ».

- aspect « négatif », par contre, pour l’économie française, de l’utilisation massive de travailleurs étrangers surexploités: « La « crise de régulation » dont parlent aujourd’hui les économistes pour caractériser les années trente, et qu’ils expliquent par la contradiction entre les progrès importants de productivité réalisés par l’industrie française et la stagnation de la consommation illustrée par la faiblesse des salaires... »

- autre « inconvénient » : pendant longtemps, pour certaines sociétés, et des plus puissantes (Pont-à-Mousson par ex.), « ... le fait de disposer grâce à l’immigration d’un avantage certain sur [leurs] concurrents pour les coûts salariaux, a joué un rôle évident dans le peu d’enthousiasme manifesté pour des innovations technologiques diminuant les frais de main d’œuvre dans les coûts d’exploitation ».

Ensuite, Noiriel analyse entre autres l’évolution de la pensée de M. Barrès, caractéristique et annonciatrice de certains ingrédients essentiels de la politique politicienne du XXe siècle:

« Progressivement, l’essentiel de l’héritage de 1789 est abandonné, les scrupules qui animaient encore le général Boulanger rejetés. Une nouvelle élaboration du concept de Nation, fondée sur le déterminisme physiologique et l’enracinement dans l’histoire (métaphores du « sang » et des « racines » appelées à un bel avenir), permet de poser de façon nouvelle la question du consensus politique. Hanté, lui aussi, par la désagrégation de la société française, par le déclin d’une civilisation, Barrès trouve dans l’idéologie nationaliste une façon efficace (...) de concilier ce qui apparaissait alors pour beaucoup comme inconciliable : rassembler la bourgeoisie et la classe ouvrière françaises pour la défense d’un intérêt commun : la protection du commerce et du marché national, et contre un ennemi commun : l’étranger, qui peut prendre la figure du Juif, de l’Allemand, du nomade, etc. Si ce courant politique est battu dans ses thèses les plus extrêmes à l’issue de l’affaire Dreyfus, il n’en demeure pas moins vrai que des aspects essentiels de la doctrine barrésienne deviendront le « bien commun » de la République, comme le montre l’évolution du droit appliqué aux étrangers ».

Puis il cite Michelle Perrot : « Les heurts avec les ouvriers étrangers ont créé un terrain favorable et particulièrement concret pour la cristallisation du nationalisme. La rivalité quotidienne avec les immigrés a conduit les ouvriers à prendre conscience de l’existence même de l’étranger ». Et : « Au renforcement du sens de la nation, correspond un affaiblissement de celui de la lutte des classes ».


Je recommande également la lecture d’un entretien avec Noiriel paru dans la revue Vacarme en 2005 : « L’histoire est un sport de combat », disponible en ligne:

http://www.vacarme.eu.org/article478.html

Il y pose notamment ses définitions de trois catégories d’intellectuels (tout ceci développé dans «Les fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels français ») : en gros, les « intellectuels révolutionnaires » (années 30-70), les « intellectuels de gouvernement » (années 80- 90, mais ils ont la vie dure) et les « intellectuels spécifiques » (les intellectuels « critiques » d’hier et d’aujourd’hui, au parcours généralement plutôt atypique, comme on dit).

Et Noiriel de rappeler, avec une certaine humilité, que :

« Pour donner de l’écho au travail des chercheurs, il est donc nécessaire de s’engager dans une démarche collective, seule façon de modifier le rapport de force. Le travail critique est certes indispensable – particulièrement quand il s’agit de mettre au jour les déterminations politiques qui sont à l’œuvre dans toute recherche et dans toute prise de position faite au nom de la science; mais il ne permet pas, à lui seul, de déboucher sur une pratique politique, sauf à s’illusionner sur le pouvoir de la critique.»

ou encore :

« J’attire simplement l’attention sur le risque que représente pour les intellectuels le fait de se positionner comme contre-experts, porte-parole de telle ou telle catégorie de victimes. Il est évident qu’un intellectuel peut prendre la parole en tant que citoyen pour attirer l’attention du public sur tel ou tel problème. Mais dans ce cas il ne doit pas intervenir au nom d’un savoir spécifique. Ce que je rejette absolument, ce sont les usages normatifs de la science. En tant que sociologue et historien, je ne sais pas mieux que n’importe
quel citoyen lambda ce qu’il faudrait faire pour avoir une « bonne politique de l’immigration ». Je refuse de répondre aux questions des journalistes sur ce sujet, parce que, pour moi, ce sont de mauvaises questions qui cautionnent leur vision du monde social. En revanche, j’interviens assez souvent dans le débat public pour montrer les effets que telle ou telle politique peut avoir sur les personnes qu’elle vise et attirer l’attention de l’opinion sur les
formes de souffrances qu’elle engendre. »

Il rappelle aussi, comme il est toujours bon de le faire :

« Dans mes recherches sur l’histoire de l’identification, j’ai aussi montré que ces innovations étaient toujours expérimentées d’abord sur les « maillons faibles » d’une
société. La photo d’identité a d’abord été appliquée aux criminels ; la carte d’identité a d’abord été imposée aux nomades, aux immigrants et aux travailleurs coloniaux recrutés dans les usines de guerre pendant la Première Guerre mondiale. Puis ces techniques
ont été généralisées. Il y a là une leçon pédagogique qui pourrait servir d’argument pour élargir la solidarité, en expliquant aux citoyens qui-n’ont-rien-à-se-reprocher que
les techniques qui s’inventent aujourd’hui pour sévir contre les « clandestins » et les « criminels » régenteront demain leur propre existence. »

Puis, plus loin :

« Les expériences et les luttes menées par les acteurs de la société actuelle font surgir de nouvelles questions, éclairent des aspects de la réalité que les élites ne voient pas, parce qu’elles ne vivent pas dans le même monde. Ces questions constituent le point de départ des interrogations du chercheur engagé. Mais il doit être capable de les problématiser en prenant ses distances avec l’action politique. Cette problématisation va à l’encontre de certaines logiques de victimisation, souvent à l’œuvre dans les discours militants, car elle met au jour des formes de domination qui n’avaient auparavant pas de visibilité dans l’espace
public, ce qui offre de nouvelles prises sur cette expérience. Notre rôle n’est donc pas de dire aux citoyens ce qu’ils devraient faire, mais de leur donner des armes pour
qu’ils puissent mieux affronter leurs propres problèmes. »

Au sujet de la terminologie « marxisante » qui dérange parfois certains lecteurs:

« Nous avons en France un vocabulaire social que nous avons hérité à la fois de la République et du mouvement ouvrier, et qui n’est nullement obsolète pour nommer les réalités d’aujourd’hui. Le problème auquel nous sommes confrontés concerne le blocage de
la démocratisation de la société française.

Depuis les débuts de la IIIème République, l’exclusion des classes populaires n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui, que ce soit dans les instances politiques, les
institutions culturelles, l’Université, etc. Ceux qui dominent aujourd’hui la vie publique préfèrent nier cette réalité qui les dérange, car elle concerne leurs privilèges. C’est
l’une des raisons pour lesquelles ils la présentent constamment comme un « problème d’immigration », un « problème d’intégration », etc. Les politiciens ont intérêt à mettre
en circulation des mots nouveaux pour faire croire qu’ils ont des solutions nouvelles aux problèmes de leurs électeurs. Le succès de la formule « discrimination positive » s’inscrit dans ce contexte. »

« Certes, aujourd’hui, la composition des classes populaires doit plus à l’immigration que dans le passé. Mais ce n’est pas une raison pour se laisser imposer un discours ethnique, dont la principale fonction est de masquer les formes actuelles de domination sociale. Aujourd’hui comme hier, la démocratisation doit donc passer par un soutien aux enfants des classes populaires, et par l’adaptation des contenus scolaires aux réalités du monde actuel. Le modèle social de la République française n’a pas « échoué ». Ce sont ceux qui parlent au nom de la République qui l’ont jeté au panier. »

Pour lui, il s’agit bien de :

« ...contribuer à la démocratisation des pratiques culturelles en dehors des structures académiques classiques. Vous savez qu’aujourd’hui encore, la plus grande partie des recherches historiques sont réalisées en dehors de l’Université, par des « amateurs »
travaillant dans un cadre associatif. C’est une façon concrète et réaliste de lutter
contre la division du travail et l’enfermement des chercheurs dans leur tour d’ivoire. Mais c’est aussi un moyen de faire progresser la connaissance scientifique.
L’histoire du monde ouvrier, l’histoire des femmes, l’histoire des persécutions antisémites sous Vichy ou l’histoire de l’immigration ont été d’abord développées par des militants associatifs, avant d’être prises en charge par l’historiographie officielle. »

Je vous laisse découvrir le dernier paragraphe, tout un programme…


Et je tire mon chapeau à cet homme discret et lucide. Mon admiration pour son travail n’est pas aveugle et je n’adhère pas à toutes ses thèses dans leur intégralité, simplement nous sommes quelques-uns à lui être reconnaissants d’avoir fait avancer l’étude socio-historique sur l’immigration en France et notamment d’avoir en quelque sorte incité les chercheurs « officiels » à prendre en compte et poursuivre le travail des « amateurs » qui, lui, existait déjà.

Noiriel, qui a plutôt tendance à fuir les appels du pied à rejoindre les intellectuels « de gouvernement » comme la peste et semble se considérer comme intellectuel « spécifique », pour reprendre ses propres définitions, appelle donc à un dépassement de ces catégories et à la mise en œuvre d’actions collectives, et c’est cela qui importe. Il a fallu il y a deux ans des provocations du pouvoir en place telles que le vote de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 (rôle « positif de la colonisation » etc.) pour qu’une telle unité voie le jour sans ambiguïté, ou presque.

Aujourd'hui c’est la création d'un Ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale, et il est heureux que certains soient déjà entrés en résistance, on commençait à se demander...

DE CES NOTES PRISES DANS LES MARGES DES LIVRES ET D'AUTRES CHOSES ENCORE...